Richard Koci Hernandez, “L’Art des effets”

By on janvier 7, 2013

En Juillet 2012, Hipstamatic avait annoncé le lancement d’une fondation pour le photojournalisme: "Eduquer et soutenir la prochaine génération de conteurs d’histoires qui utilisent leurs smartphones, et Hipstamatic en particulier, pour parler de leurs rêves." Les réductions d'effectifs en août ont rendu incertain l’avenir de cette fondation mais les smartphones et la publication immédiate des images ont un bel avenir.

Hipstamatic n’est-il qu’un simple gadget ou est-il un outil pour la photographie dite sérieuse? Nous avons posé la question à Richard Koci Hernandez, professeur adjoint des nouveaux médias à l'université de Berkeley en section journalisme, sur le rôle de Hipstamatic en matière de photographie.

Hipstography: l'une des questions les plus fréquentes que l'on pose à propos de Hipstamatic est, "pourquoi?" Quelle est la valeur ajoutée lorsque l’on obtient des effets en changeant les objectifs, les films ou les flashes?

Richard: j'ai une opinion très tranchée sur le "filtering", la manipulation des images. Plus vite les non-professionnels et les professionnels se rendront compte que le filtering a toujours fait partie intégrante du processus, plus vite nous pourrons aller au-delà de ce débat.

Je crois que lorsqu’un photographe choisit une exposition, un diaphragme, une vitesse d'obturation, une balance des blancs et même une mise au point – les bases mêmes de la photographie – il agit comme s’il utilisait des filtres. Je pense que nous devrions admettre que tous ces choix déterminent la photo. Dans la chambre noire, nous choisissons aussi des types de lentilles et des qualités de papier qui vont donc aussi contribuer au "filtering" de notre image.

Notre choix de film analogique a été un facteur déterminant sur le résultat. Si nous utilisons un Kodachrome, les images auront un côté rougeâtre propre à ce film. Je ne parle même pas du choix d’un film comme le Fuji Velvia qui donnera aux photos une teinte verdâtre. Et j’irai même plus loin: photographier avec un Polaroid ou un vieux 4X5 produira une image très reconnaissable.

Bref, je ne vois aucune différence entre d’une part choisir de façon virtuelle un objectif, un film ou une balance des blancs dans une application comme Hipstamatic et d’autre part ce que je faisais dans ma précédente incarnation en tant que photographe professionnel analogique. Donc, en résumé, on fait beaucoup de bruit pour rien à ce sujet .

Je me fiche de savoir la quantité de larmes ou de sueur de sang qu’il vous a fallu pour créer votre image, qu'il s'agisse d’heures sur Photoshop ou d'une simple pression sur l'écran de votre smartphone pour convertir une photo en noir et blanc. La photographie parle de la photographie, des images, pas du processus.

Evidemment, tout dépend du type de photographie dont nous parlons, s’il s’agit de photojournalisme avec des implications éthiques ou de la photographie en général où il n’existe aucune règle. Je ne veux pas rajouter de l’huile sur le feu mais au final, ce qui compte, c’est l’image. Le contenu est roi.

Hipstography: La photographie existe depuis 186 ans, mais les photos de haute qualité sont une innovation récente. Alors, à s'interroger sur l'intérêt "d'altérer" des photos au moyen d'Hipstamatic, ne doute-t-on pas du coup de la valeur - journalistique ou artistique - des photos réalisées au moyen des procédés qu'Hipstamatic permet d'émuler?

Richard: En ce qui concerne les mégapixels, de façon historique ou qualitative, je pense que, de nouveau, cette discussion pointe dans une mauvaise direction. Je préférerais discuter de ce que l’on choisit de photographier plutôt que de la quantité de mégapixels.

Pour 90% des photographes - et j'inclus les professionnels dans cette catégorie - le principal support pour visionner nos images est un écran d'ordinateur. La plupart des photos que nous prenons tous ne sont pas destinées à être affichées sur des panneaux géants le long des autoroutes.

Et pour clore le débat en matière de résolution, j’ai déjà imprimé plusieurs de mes images prises avec l’iPhone en format 180 cm sur 90 et je les ai exposées à la maison. Les visiteurs sont toujours bouche bée devant les résultats.

Donc pour moi, le débat de la résolution et du nombre de pixels est un débat stérile. Comme je l'ai dit, je préfère de loin avoir une conversation sur le contenu - comme de savoir pourquoi tant de gens choisissent de photographier leur café au lait (rires).

Les outils changeront toujours et continueront d'évoluer, souvent dans des directions que l’on ne peut même pas concevoir. Mais la seule chose qui survivra toujours, c'est l’oeil du photographe et sa capacité à choisir son «objectif» et à ce qu'il faut inclure et exclure de la photo. C'est ce qui donne à la photographie et à l’image sa puissance, sa valeur, sa signification culturelle.

Photographier, c’est parler d’êtres humains, pas de boîtiers mécaniques, numériques ou de tablettes. C’est une question de choix. Ce que nous choisissons de photographier, comment nous le faisons et comment nous exprimons un point de vue artistique ou journalistique.

Je pense aussi qu’il est important de créer une distinction très nette entre l’expression artistique et la photographie liée au journalisme.

Hipstography: Cela devient un problème. Hipstamatic en particulier a joué un rôle dans la série "Everyday Africa" du photographe indépendant, Peter DiCampo. Plus récemment, le photojournaliste Ben Lowy a utilisé Hipstamatic pour saisir l'impact de l'ouragan Sandy. Une de ses photos a d’ailleurs fait la couverture de Time. Est-ce que les photojournalistes qui utilisent Hipstamatic, ou des logiciels similaires, trahissent la confiance que les gens ont pour le photojournalisme?

Richard: Je pense que la valeur fondamentale du photojournalisme est de rester le plus éthique et honnête possible afin de maintenir une certaine intégrité et de garder la confiance du public.

Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut jamais utiliser des logiciels de retouche? Absolument pas. La manipulation des images a toujours fait partie du processus photographique.

Je pense que dans une discussion plus ciblée sur l'éthique journalistique, nous devrions plus parler du clonage ou du trafic des images utilisées dans la presse, plutôt que de se soucier de sa tonalité, de savoir si l’image était en noir et blanc ou si le cadre est trop "grungy". Je pense notamment au déplacement numérique des pyramides par le National Geographic ou le contraste excessif donné à O.J. Simpson. Ce sont les gens derrière les outils, pas les outils eux-mêmes, qui créent de fausses représentations photographiques.

Je pense aussi que la facilité d'accès aux outils de manipulation d'images ne signifie pas automatiquement l'avènement d'une nouvelle ère de défis éthiques. Nos conceptions de l’éthique sont d’ordre social et sont plus influencées par la culture que par la dernière version de Photoshop ou par l'invention d'une application pour smartphone.

L'objectivité pure a toujours été un objectif impossible à atteindre pour les photojournalistes. En tant que photojournaliste depuis plus de 20 ans, je sais que mes collègues et moi-même avons toujours tenu à la norme d'équité sur un faux sentiment d'objectivité. Le simple fait d'un photojournaliste pointant sa caméra sur un sujet particulier, avec une distance focale donnée et incluant ou excluant tout autre objet est vraiment un acte de subjectivité.

Je ne vois pas beaucoup de changement avec la technologie numérique. Je crois que la confiance dans les médias s’est dégradée depuis de nombreuses années. Mes choix en tant que photojournaliste, comme le choix d’un objectif ou d’une ouverture, pourraient facilement donner l’impression qu’une manifestation de 20 personnes au coin d’une rue est en fait une protestation de milliers de personnes. Je pourrais aussi faire d’une protestation de milliers de personnes un simple rassemblement intime, toujours en choisissant un objectif en particulier.

Hipstography: Contrairement aux photos soigneusement composées ou manipulées, la plupart des photos Hipstamatic sont évidemment altérées. Pensez-vous que les gens comprennent que de telles images sont créées dans un but précis? Les effets en eux-mêmes n’impliquent-ils pas un point de vue subjectif?

Richard: Je crois qu’à l’époque actuelle et dans notre société, nous sommes devenus vraiment très septiques par rapport à l’image en raison des manipulations de célébrités, notamment dans le monde de la pub.

D’un point de vue puriste, car je suis un puriste, il peut y avoir trop d’altérations [comme nous l'avons vu dans la photographie analogique]. En ce qui concerne le photojournalisme, je crois que le niveau d’altération accepté avec la photographie analogique est également accepté dans l'ère numérique.

Hipstography: Les photographes amateurs peuvent-ils améliorer une photo en la modifiant avec des filtres? Ou est-ce juste une béquille pour la mauvaise photographie?

Richard: Je ne pense pas que l’on puisse améliorer une mauvaise photo avec des manipulations digitales. Les filtres sont souvent une béquille. J’aime résumer ceci en disant que si vous mettez du rouge à lèvres sur un cochon, c’est toujours un cochon.

Les règles en matière d’éclairages, de compositions ou de capture de mouvements ne vont pas soudainement s’améliorer parce que vous avez mis un filtre rétro du style 1950 sur une photo de vos pieds. Une mauvaise photo, c’est une mauvaise photo, avec ou sans filtre.

Mon dernier mot au sujet de la qualité d’une photo, c'est que l'outil ne détermine pas sa valeur. Le photographe et ses choix en matière de sujets sont vraiment ce qui détermine la valeur d'une photographie.

Hipstography: Votre travail reflète cette philosophie et merci pour le partage de vos clichés réalisés avec Hipstamatic. Assimilez-vous certains objectifs, films ou flashes à certains types d’histoires ou d’humeurs? Y a-t-il, par exemple, un film qui met en exergue la condition humaine ou une lentille qui implique une certaine introspection?

Richard: Certainement. Cela fait partie de mon processus en matière de photo depuis de nombreuses années.

Le choix d'un film noir et blanc granuleux comme T-Max 3200, sous-exposer la photo et l’imprimer sur un papier fibreux donnera certainement à l'image un côté noir du style 1950, quel que soit le sujet que vous avez choisi. C’est la même chose en matière de photo digitale, avec n’importe quelle application, lorsque l’on choisit une combinaison particulière d’un film et d’un objectif. Par exemple, il serait facile de vous donner l’impression que vous marchez sur une plage ensoleillée dans les années ’70.

Je crois que le choix et les options qui s’offrent à n’importe quel artiste sont des choses merveilleuses. Ils sont comme le pinceau d'un peintre qui se promène sur la palette pour choisir une couleur; plus le choix sera grand, meilleur sera le résultat. La création artistique avec les outils de son époque a toujours conduit à de belles choses.

(La recette du "Koci Noir": Lucifer et Nike AO)

Hipstography: Choisir l’objectif, le film ou le flash fait partie intégrante du processus de développement mais selon vous, quel est le point fort de ces applications photos?

Richard: Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que l'aspect le plus puissant de Hipstamatic, de l’iPhone ou de la photographie mobile en général est le partage instantané. Non seulement nous avons en mains un moyen discret et élégant pour capturer ce que nous voyons mais nous avons aussi une chambre noire, une imprimerie et le camion de livraison, le tout réuni en un seul objet. C’est cette "caméra embarquée" qui a permis à la photographie de devenir ce qu’elle est aujourd’hui. C’est une révolution. C’est le pouvoir de ce type d’appareils. C’est l’avenir.

Hipstography: En parlant de l'avenir, j’ai cru comprendre que vous êtes en train de travailler sur un livre relatif à l'histoire du multimédia et du journalisme.

Richard: Je suis en effet au début du processus de la création d’un "livre" sur le journalisme multimédia. Je suis en train de me débattre dans la manière de créer un véritable livre, ou du moins un support de lecture, avec les technologies d’aujourd’hui. C'est l'un des projets les plus passionnants sur lesquels j'ai travaillé. En termes de disponibilité et de format, je n'ai pas de réponse. C’est encore trop tôt pour en parler.

Hipstography: Bonne chance pour ce projet et merci pour cette rencontre.

Voir le portfolio de Richard.

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